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1. Les mutations de la société landaise
1.1. Crépuscules
1.1.1. La fermeture des Forges de l'Adour
Alors qu'en 1958 leurs effectifs retrouvent paradoxalement leur maximum de 1949 et dépassent les 2 000 salariés, les Forges de l'Adour sont pour autant plus menacées que jamais. Depuis que l'idée de la fermeture des Forges de l'Adour a été relancée vers 1955 (voir partie précédente) la menace se fait en effet de plus en plus pressante, avant de se concrétiser définitivement au début des années 1960. Au cours de l'année 1961, plusieurs délégations de salariés sont reçues par Jean-Marie Jeaneney, Ministre de l'Industrie et du Commerce. Du côté des salariés, ces délégations ont pour objectif d'obtenir le maintien de l'activité de l'entreprise par l'engagement financier de l'Etat. Du côté du gouvernement, il est surtout question de parer à la situation de plus en plus explosive à Tarnos. Au cours de l'été 1961, ces rencontres aboutissent à une proposition d'accord entre le gouvernement et la Compagnie des Forges : contre l'engagement de faire fonctionner l'usine pendant encore quinze ans, la Compagnie se verrait octroyer une subvention de 7 milliards de francs.
Cette dernière passe outre l'offre du gouvernement et décide alors la fermeture de l'usine. Pour autant, les salariés ne se résignent pas encore à cette décision. De très nombreuses manifestations sont organisées au cours des mois qui suivent, le plus souvent avec l'appui de la population locale ou des commerçants, comme lors de " journée volets fermés ". Un vaste mouvement de solidarité se met en place dans la région autour des salariés des Forges, qui obtiennent le soutien des syndicats d'autres usines comme les fonderies Mousserolles ou l'usine Bréguet et celui des syndicats agricoles des Landes et des Basses-Pyrénées. Enfin, les élus locaux se joignent également à cette mobilisation, notamment à travers le Comité de Défense des Travailleurs avec à sa tête Jean Abbadie, maire de Boucau. Les élus municipaux de Bayonne, Boucau, Tarnos ou Ondres participent ainsi régulièrement aux mobilisations. Celle-ci a atteint une très grande ampleur car c'est l'avenir de toute une région qui est en jeu. Les Forges faisaient vivre directement ou indirectement plusieurs milliers de familles autour de Boucau et Tarnos, autant de familles qui n'ont que peu d'espoir de pouvoir continuer à travailler et à vivre dans la région. C'est ainsi qu'un slogan s'impose rapidement dans les manifestations et les rassemblements pour la survie des Forges : " Nous voulons vivre et travailler au pays ".
Parallèlement à ce mouvement populaire, la C.G.T. se lance également dans d'autres formes d'action en engageant avec la direction un bras de fer acharné sur les questions comptables. Au cours de l'année 1961, alors que se profile de plus en plus clairement l'annonce de la fermeture, le conseil d'administration a en effet tenté de justifier sa décision en annonçant avec 20 mois d'avance que l'exercice 1962 serait déficitaire de 1,5 milliard de francs. Ce n'est pas le résultat auquel arrivent les responsables syndicaux, qui démontrent quelques mois plus tard que les Forges sont bénéficiaires de 600 millions de francs. Fort de ce nouvel argument contre la fermeture, la C.G.T. tente de faire reculer la direction, mais elle n'obtient que le placement du Conseil d'Administration de la Compagnie des Forges sous la tutelle d'un inspecteur des Finances. En 1963, le syndicat C.G.T. est le dernier à défendre encore le maintien sans condition de l'usine, arguant de la nécessité de préserver les emplois et le savoir-faire des ouvriers, ainsi que l'équilibre économique local. Mais il doit finalement se rallier à la fermeture et mener le combat de la reconversion des salariés. S'engage alors la bataille pour le développement de nouvelles activités dans la région et sur le site des Forges. Là encore, les syndicats sont très actifs (voir ci-dessous). La fermeture des Forges devient dès lors inéluctable. A partir de 1963, les effectifs des Forges commencent à fondre rapidement. L'activité diminue, les ateliers ferment progressivement et finalement, en septembre 1965 l'usine ferme définitivement. La page la plus importante du mouvement ouvrier landais est tournée.
1.1.2. La fin des gemmeurs
À partir de la fin des années 1950, les métayers-gemmeurs, autre communauté jusque-là incontournable de la société landaise, amorcent eux aussi un dramatique déclin. A cette époque, les mutations de leur activité et celles de la forêt landaise, impulsées aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, touchent désormais gravement les gemmeurs. Suite aux incendies des années quarante et cinquante, la reconstruction de la forêt s'est en effet adaptée à de nouveaux impératifs économiques, en l'occurrence ceux de l'industrie papetière, très demandeuse en bois de trituration. Ainsi, dès 1960, 30 % de la forêt susceptible d'être gemmée ne l'est plus.
Pour répondre à cette demande et pour rentabiliser au maximum leurs exploitations, les propriétaires décident une nouvelle organisation de la forêt. Elle se densifie et devient donc inadaptée à la récolte de la gemme. Dans le même temps les propriétaires font le choix de confier l'exploitation de cette " nouvelle forêt " à des entreprises hautement mécanisées et n'ont donc plus recours aux métayers. De façon générale, l'attitude des propriétaires a largement contribué à l'effondrement de l'activité résinière. Longtemps, ils ont refusé avec acharnement toute évolution de la structure socio-économique du gemmage - et notamment en refusant l'évolution vers le fermage ou le salariat - dans le seul but de conserver des avantages archaïques.
Dans la seconde moitié du XXe siècle, leurs objectifs changent. Ils espèrent surtout pousser les métayers à abandonner leur activité voire à s'exiler, et ainsi pouvoir développer librement des exploitations tournées vers de nouveaux marchés. Signe de " l'abandon " des propriétaires, en 1962 ils quittent en bloc l'U.C.R. (Union Corporative des Résineux) pour se replier sur la S.I.C.A.S.S.O. (Société d'Intérêt Collectif Agricole des Sylviculteurs du Sud-Ouest), créée en 1955, et dont les métayers étaient exclus. Cet organisme se substituera rapidement à l'Union Corporative des Résineux (U.C.R.), entérinant un rapport de force défavorable aux résiniers.
De leur côté, ceux-ci sont exaspérés par leur situation économique et sociale, qui malgré les luttes de l'après-guerre et la situation florissante de l'économie française, ne connaît guère d'amélioration notable. C'est cette démoralisation qui ressort d'une enquête menée en 1960 auprès des gemmeurs ayant fait le choix d'abandonner leur activité et leur région. La première raison qu'ils invoquent est majoritairement liée au problème du statut de leur activité et au refus constant des propriétaires d'évoluer vers le salariat, qui reste l'aspiration dominante dans la communauté des gemmeurs. Ne pouvant obtenir le statut de salariés dans le cadre du gemmage, de nombreux métayers choisissent d'aller le chercher dans d'autres régions et dans d'autres secteurs d'activité. L'autre motif d'insatisfaction des gemmeurs tient de façon générale à leurs conditions de vie qui n'ont connu aucune amélioration depuis les années quarante. Aux problèmes récurrents des fluctuations du prix de la gemme, et donc de leurs revenus, s'ajoutent en effet des conditions de logement déplorables. Les habitations les plus récentes datent des années vingt, mais ont été construites à la hâte avec des matériaux de piètre qualité. La majorité des habitations est plus ancienne et donc en aussi mauvais, voire en pire état. Les réseaux d'eau courante et d'électricité n'équipent encore qu'imparfaitement certains quartiers. En 1964, sur 221 898 habitants de communes rurales, 117 957 ne bénéficient pas de l'adduction d'eau, et l'équipement ne progresse qu'à hauteur de 4 200 habitants par an. Dans la période de croissance des années soixante, le fossé qui se creuse ainsi entre les métayers et la moyenne des Français devient insupportable pour les gemmeurs et le refus des propriétaires d'investir pour améliorer ces conditions de vie ne laisse envisager aucun espoir d'amélioration.
La disparition du gemmage s'étale toutefois encore sur quelques années. Au cours des années soixante, les gemmeurs sont encore quelques milliers dans le département des Landes, mais leurs effectifs connaissent une chute constante et particulièrement rapide. En 1960, le nombre de gemmeurs dans le département se situe autour de 10 000. Dix ans plus tard, ce chiffre ne dépasse pas le millier. Avec le recul de l'activité résinière et l'exode des hommes et des femmes, les diverses formes de l'organisation collective des gemmeurs connaissent elles aussi une crise fatale. Certaines tentatives ont bien lieu pour intégrer les nouvelles activités forestières mais sans résultats durables. Le syndicat des travailleurs de la forêt de Gascogne s'ouvre ainsi aux bûcherons et aux débardeurs, sans que cela suffise à enrayer son déclin. En 1967, ce syndicat voit même sa plus grande figure quitter la direction : Charles Prat, atteint par la limite d'âge abandonne la tête du syndicat au profit de son bras droit Raymond Lagardère.
A l'image de la lutte des ouvriers de Tarnos pour le maintien des Forges, les gemmeurs espèrent un temps se battre pour le maintien de leur activité. Les deux catégories se rejoignent autour d'un slogan semblable " Nous voulons vivre et travailler au pays " pour les ouvriers, " Gagner sa vie pour vivre au pays " chez les gemmeurs. Mais tout comme pour les ouvriers des Forges, ce combat apparaît rapidement sans espoir. Mais les gemmeurs ne disparaissent pas sans une dernière lutte, et sans une dernière victoire. En mai-juin 1968, les gemmeurs lancent en effet au cœur de la mêlée sociale qui secoue la France et obtiennent enfin ce qu'ils appelaient de leurs vœux depuis de si nombreuses années, le statut de salariés. Mais cette dernière victoire intervient toutefois beaucoup trop tard pour enrayer durablement la disparition des activités résinières et le départ des gemmeurs.
La fin des années soixante voit donc l'aboutissement d'une évolution initiée au lendemain de la Seconde guerre mondiale et qui constitue véritablement la fin d'un monde :
avec l'abandon de la récolte de la gemme c'est bien sûr une activité économique, mais aussi une communauté, des pratiques sociales, des rites et des traditionsqui disparaissent
cette évolution touche également jusqu'au paysage landais, puisque la forêt devient plus dense et conquiert son apparence actuelle.
Tout comme elle avait supplanté le système agropastoral, l'économie résinière est ainsi balayée par une nouvelle économie forestière industrielle mieux adaptée aux impératifs économiques globaux. Le règne de l'économie résinière sur la forêt landaise n'aura finalement duré qu'à peine un siècle.
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