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1. L'invention des Landes modernes
1.2. Un paysage et une société en révolution
 La transformation radicale du paysage et de la société landaise à la charnière du XIXe siècle ne se fait bien sûr pas brutalement et n'est pas simplement décrété par le pouvoir politique central. Depuis le XVIIIe siècle, la région a connu plusieurs tentatives isolées de développement de nouvelles productions agricoles et surtout d'implantation de cultures sylvicoles. A partir de la Monarchie de juillet (1830-1848), cette réflexion connait même une certaine accélération. On peut véritablement parler d'une fermentation sociale et politique croissante, centrée sur la question de la culture du pin et de la modification du statut des biens communaux, terres appartenant aux communes et utilisées en commun par les paysans pour faire paître leurs bêtes. Plusieurs opinions s'affrontent, dans les Landes comme dans la Gironde voisine, autour de cette question; avec en ligne de mire, selon les acteurs de ce débat, les perspectives de développement d'une région très pauvre et isolée, ou les possibilités de profit offertes par l'appropriation des communaux et l'implantation d'une nouvelle agriculture spéculative. L'état du rapport de force entre grands propriétaires et métayers, le développement de nouvelles techniques industrielles et agricoles, le développement des transports (et notamment la création de la ligne de chemin de fer entre Bordeaux et Bayonne à partir de 1852) sont autant de facteurs qui contribuent à la naissance et à l'essor du nouveau système sylvicole sous le Second Empire. Celui-ci n'est pas imposé par la seule volonté de l'empereur. Au contraire, il semble plutôt que la volonté politique initiée par la loi de 1857 régissant le nouveau statut des biens communaux dans les Landes consacre cette réflexion, menée de longue date déjà par les notables landais, pour moderniser leur région et asseoir plus avant leur position sociale et économique. Alors que le système agro-pastoral traditionnel atteint ses limites et que les développements de l'industrie et de l'agriculture au plan national laissent entrevoir de nouvelles possibilités d'expansion, le pouvoir impérial offre aux notables landais, grands propriétaires, négociants et petits industriels, l'appui nécessaire à ces transformations.
1.2.1 Napoléon III et les Landes
La figure de Napoléon III est sans doute l'une des plus ambiguës et des plus controversées de l'histoire de la France au XIXe siècle. Féru d'agronomie, revendiquant son intérêt pour la question sociale et pour le sort des masses populaires, son règne est marqué par son œuvre modernisatrice en matière économique : développement du réseau ferré et des nouvelles industries, mise en valeur de régions agricoles, etc. Pour autant, par cette œuvre politique et économique, celui qui veut faire figure de " despote éclairé ", sert surtout le développement des notables et de la bourgeoisie qui l'ont hissé au pouvoir. C'est ce même paradoxe que l'on retrouve dans son influence sur le destin du département des Landes.
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L'intérêt de l'empereur pour le Sud-Ouest de la France, et notamment pour le département des Landes, semble avoir été très précoce, puisqu'il aime à se rendre en villégiature à Biarritz. Ainsi, dès le début de son règne, en 1852, il relance le projet de voie ferrée Bordeaux-Bayonne à travers les grandes Landes, né sous la Monarchie de Juillet. Première intervention décisive en territoire landais. Mais, sa plus grande intervention a lieu sur le terrain agricole. Napoléon III fait preuve d'un intérêt profond pour l'agronomie. Au cours de son règne, il ordonne des travaux d'assainissement et de mise en valeur des terres incultes notamment en Bretagne ou en Sologne, favorise l'emploi de nouvelles techniques agricoles et la diffusion des premières théories sur les engrais industriels. L'un des axes forts de sa politique agricole tient également à sa volonté de voir les forêts françaises mieux aménagées et mises en valeur. Le département des Landes se trouve ainsi à la croisée des centres d'intérêts et des volontés modernisatrices de l'empereur. Pour autant, le mouvement de transformation des Landes ne saurait être attribué à la seule volonté de ce dernier. Il semble plus juste de dire que les élites locales, animées par la volonté de renouveler leurs positions économiques et sociales, ont trouvé auprès du nouveau régime une oreille attentive à leurs préoccupations et un appui suffisant pour les mettre en œuvre.
Cet appui se traduit par la loi de 1857 sur les communaux landais, et en 1860 par une nouvelle législation qui confirme les dispositions prises trois ans plus tôt. En effet, cette dernière prévoit que, lorsque les communes ne peuvent engager les frais nécessaires à l'assainissement des communaux, les travaux seront effectués par l'Etat, qui se remboursera par la vente d'un partie des terrains. La privatisation des communaux est donc désormais acquise. A elles seules, les deux lois de 1857 et 1860 sur les communaux landais révèlent toute l'ambiguïté du régime impérial. L'assainissement de certains terrains est sans aucun doute une mesure sanitaire nécessaire, tout comme l'est la modernisation d'une agriculture locale ne pouvant sortir de l'auto-consommation. Pour autant, sur le plan social et économique, cette politique ne sert que les intérêts des notables et des grands propriétaires, qui très tôt tirent profit de la privatisation des biens communaux.
 Napoléon III s'investit personnellement dans la mise en valeur du département, entraînant derrière lui un certain nombre d'hommes influents du régime. Dès 1857, l'empereur se fait concéder 7000 hectares de terres marécageuses et désertiques. Sur ce domaine, qui prend quelques années plus tard le nom de Solférino, en hommage à la victoire du même nom en Italie, sont créés de toutes pièces un village et des zones agricoles prospères, qui en font la vitrine de l'œuvre modernisatrice de Louis-Napoléon Bonaparte dans les Landes. Les responsables du domaine, en particulier l'ingénieur Henri Crouzet, y étudient les meilleures techniques de mise en valeur de la forêt, introduisent de nouvelles cultures comme le coton, le maïs de Lousiane et de l'Arkansas, la betterave de Finlande, etc. Outre Napoléon III lui-même, le plus célèbre propriétaire landais de l'époque est sans doute le comte Colonna Walewski, à qui l'empereur offre le domaine des marais d'Orx qu'il a acquis en 1858. A nouveau, c'est l'occasion pour Henri Crouzet, de procéder à d'ambitieux aménagements : les vastes étendues marécageuses sont asséchées et transformés en prairies et en terres labourables, un trentaine de fermes sont construites ou restaurées. A leur suite, d'autres hommes influents du régime deviennent propriétaires dans les Landes et participent à l'effort de modernisation. Les frères Péreire, banquiers du régime et déjà artisans de la ligne de chemin de fer Bordeaux-Bayonne, se rendent propriétaires de 10 000 hectares de landes qu'ils contribuent à mettre en valeur. Eux-mêmes encouragent le célèbre baron Haussmann, préfet de Paris et initiateur de la transformation de la capitale, à se rendre acquéreur d'un domaine en Gironde, à Cestas, où est développée la même politique. Dans une certaine mesure, on peut ainsi dire que Napoléon III et les hommes du régime initient la figure du grand propriétaire urbain absent qui se développe avec l'instauration du système sylvicole. C'est qu'avec la modernisation des Landes, s'ouvrent à la bourgeoisie de nouvelles perspectives de spéculations et de profits.
Les bouleversements apportés au département des Landes revêtent également un intérêt d'ordre idéologique pour le régime impérial. La propagande impériale présente en effet volontiers ce département comme un désert ramené à la vie par la volonté de l'empereur, que l'on va jusqu'à appeler le " régénérateur des Landes ". Ce thème sert également l'idée d'un continuité entre Napoléon Ier, conquérant de l'Europe, et son neveu Napoléon III, conquérant des espaces abandonnés ou déserts du territoire français. Les divers voyages de Louis-Napoléon Bonaparte dans le département sont ainsi l'occasion de célébrer son œuvre modernisatrice et d'entretenir la légende d'un souverain éclairé, soucieux et proche du sort des masses rurales. A Paris, on s'enthousiasme pour les travaux entrepris dans les Landes, et les librairies regorgent de livres et de brochures consacrés à cette question.
1.2.2 Vers une nouvelle société
 Les transformations du paysage landais, et en particulier le boisement des zones de pacage, qui est à l'origine du paysage actuel, correspondent à maints égards à la rencontre entre les intérêts et des besoins de la société française dans son ensemble avec ceux d'une élite locale. Cette élite faite de notables, de grands propriétaires fonciers mais aussi de petits industriels comme les maîtres de forges, aspirent à la rénovation du système socio-économique de la région. Cette rencontre sait s'appuyer sur un pouvoir politique central ouvert à la perspective d'une telle modernisation et capable de l'encourager. C'est sur ces bases que se développe le système forestier qui domine l'économie agricole landaise pendant près d'un siècle, à travers le gemmage. Pour autant, la transition vers le système sylvicole ne se fait pas brutalement. Elle met cinquante ans à s'imposer définitivement, passant par différents stade intermédiaires pendant lesquels cohabitent les différents types d'exploitation.
 La loi de 1857 marque le point de départ de la privatisation des communaux. Or cette privatisation ne contribue pas à la généralisation de la propriété au sein d'un population rurale essentiellement faite de métayers et de propriétaires. On assiste au contraire à un vaste mouvement de concentration foncière. Ce mouvement tend même à se renforcer une fois que le système sylvicole commence son essor. Les grands propriétaires développent en effet des stratégies de rachat systématiques des parcelles des petits propriétaires, asphyxiés par le nouveau système économique. Ces derniers ne pouvant plus avoir recours aux biens communaux pour faire paître leur troupeau, et ne pouvant donc plus fertiliser leurs parcelles agricoles, sont rapidement contraints de quitter la région ou de devenir métayers. Ainsi, les grands bénéficiaires du mouvement de privatisation des communaux, puis de la mise en place du système sylvicole, sont les propriétaires rentiers, ainsi que des représentants des professions libérales, des artisans ou commerçants et des industriels locaux. Eux seuls possédent, en effet, le capital nécessaire à l'achat de la terre, au drainage des zones humides et à la plantation de pins. De plus, cet investissement important ne peut pas être rentabilisé avant plusieurs années, le temps que les arbres atteignent leur maturité et soient prêts à être exploités. Les métayers ne disposent pas d'un tel capital et ne peuvent donc entreprendre des travaux sur des parcelles qu'il ne font que mettre en valeur, sans les détenir.
 La récolte de la gemme est déjà implantée dans le département, mais elle n'est encore qu'une activité d'appoint pour la plupart des métayers landais. Or, au milieu du XIXe siècle, une série de facteurs vient encourager la production et donc, favoriser le développement de la sylviculture et du gemmage dans les Landes. La croissance de l'industrie, alors grande consommatrice de bois et le développement depuis le début du siècle de nouvelles techniques de transformation de la résine, justifient largement la politique impériale de développement des zones forestières et l'aspiration des propriétaires landais à voir se développer cette production, ouverte sur un marché national et international, et apporteuse des profits substantiels. Le boisement des biens communaux est donc l'occasion de réorienter l'agriculture locale, ce qui n'est pas sans conséquence sur l'organisation du travail et de la société rurale landaise. Le principal de ces changements est la généralisation de la rente en argent pour les métayers. Dans le système agricole traditionnel, les métayers touchent en effet une part de la récolte qu'il utilisent pour leur propre consommation ou, fait relativement rare, qu'il commercialisent. Avec la généralisation du gemmage, la rente en argent, qui existe déjà de façon marginale, se diffuse largement. Dès lors, les métayers ne touchent plus une part de la récolte, mais une part du prix de sa vente, lorsqu'ils amènent la résine dans les ateliers de transformation. Ce système est la source d'une forme d'ambiguïté sur le statut des métayers. Ces derniers perçoivent une rente en argent, mais celle-ci est fixée selon l'état du marché. Ainsi, ils peuvent être tentés de se considérer comme des ouvriers agricoles salariés, tout en étant soumis aux aléas du cours de la gemme. Cette ambiguïté est la source de l'émergence, chez les métayers, d'un véritable comportement de classe et de l'éclosion des nombreux conflits sociaux qui frappent le monde rural landais aux XIXe et XXe siècles. En effet, le mode de production mi-ouvrier et mi-paysan généré par ce nouveau système sylvicole repose sur une double base économique : une agriculture vivrière à vocation d'auto-subsistance et une sylviculture industrielle à vocation marchande. Le terme de métayer-gemmeur traduit bien cette dualité, le premier terme renvoyant au statut juridique et le second, au travail et à la vocation économique de cette catégorie sociale.
Le développement de la sylviculture et du gemmage bénéficie également, à ses débuts, de circonstances économiques particulièrement favorables. En effet, en 1861, alors que la Guerre de Sécession fait rage aux Etats-Unis, Abraham Lincoln décréte le blocus des Etats américains du Sud. La France devient le seul pays pouvant fournir des quantités importantes de produits de la résine. En conséquence, dès 1862, le cours de la barrique de gemme s'envole et cette dernière devient une production attractive pour de nombreux propriétaires de la région, tout comme pour des spéculateurs extérieurs au département. Les propriétaires qui n'ont pas encore opéré leur conversion vers la sylviculture se précipitent sur les communaux et sur les petites parcelles de lande pour les ensemencer et les transformer en pignadas. Et sous cette pression, les communes aliènent des terrains en grande quantité, accélérant le processus de concentration foncière. Même si elle n'est que de courte durée, à peine cinq ans, la période de croissance, durant la Guerre de Sécession, soutient le mouvement concentration foncière, en rendant la production de gemme encore plus attractive aux yeux des investisseurs et des propriétaires.
 Aux deux extrémités de l'échelle sociale, la mise en place de ce nouveau système agricole reposant sur l'exploitation de la forêt a pour conséquence de remodeler fondamentalement les catégories sociales, leur mode de vie et leur identité. Pour le cas des métayers, le fait essentiel est celui de la diffusion de la rente en argent, évoqué ci-dessus. Leur mode de vie reste à plus d'un titre austère et précaire et ne connait pas d'amélioration sensible, malgré la prospérité du commerce de la gemme et des propriétaires au cours des années 1860. Pour autant, les rapports entre les différentes catégories sociales connaissent des évolutions. En effet, bien qu'issus de catégories sociales déjà établies dans le système traditionnel ou de catégories sociales émergentes comme les tenants de professions libérales, les grands propriétaires forestiers se constituent en une véritable bourgeoisie terrienne adoptant des comportements relativement nouveaux. On assiste par exemple, à l'essor d'une nouvelle architecture bourgeoise, qui tranche avec les critères de différenciation sociale caractéristiques de la période précédente. Les propriétaires habitant encore la région se regroupent en effet dans les bourgs, rompant ainsi avec le milieu paysan, et imposent un nouveau style : construction de maisons massives agrémentées de vastes parcs, abandon du bois pour la pierre et de l'ardoise pour la tuile d'importation. Ce regroupement dans les bourgs et dans des maisons radicalement différentes de celles des ruraux vient matérialiser l'éloignement croissant des propriétaires. La confrontation entre métayers et propriétaires devient ainsi plus rare. A travers cet éloignement constant, les rapports entre ces deux catégories sociales, de plus en plus marqués par la rente en argent, se dépersonnalisent et s'éloignent des rapports paternalistes traditionnels pour tendre vers des rapports sociaux conflictuels proches des rapports entre patrons et ouvriers.
Le fait que les métayers ne connaissent pas d'amélioration de leur quotidien, suite à l'essor de la sylviculture, n'est pas la seule ombre au tableau de la transformation du système agricole landais. En effet, la reconversion de l'économie rurale a un coût. De nombreuses expérience agronomiques sont menées dans les Landes, notamment dans les domaines de l'empereur ou des ses proches. Pourtant, dans la majeure partie du département, seule la sylviculture se développe durablement. Par exemple, les engrais chimiques, auxquels Napoléon III porte pourtant une grande attention, ne trouvent pas leur place dans l'agriculture landaise, caractérisée par la pauvreté de ses sols. Il en va de même pour les moulins qui patissent de la baisse importante de l'activité agricole à partir de la seconde partie du XIXe siècle, alors même que les projets et inventions parfois insolites ne manquent pas.
L'essor du prix de la gemme dans les années 1860 joue certainement un rôle dans ce mouvement, renforçant l'attraction des propriétaires pour une culture spéculative déjà implantée dans la région. Mais la conséquence la plus grave de ces bouleversements économiques, déjà déplorée par un certain nombre de contemporains, tient sans doute au sort fait aux acteurs du système agro-pastoral traditionnel. La vente des communaux condamne les petits propriétaires qui ne peuvent plus faire paître leur troupeau et qui donc ne peuvent donc plus en tirer les fumures nécessaires à la fertilisation de leurs terres. Ainsi, à mesure que s'impose le système sylvicole, l'exode rural s'accélère et connait une ampleur bien plus grande que dans d'autres régions françaises à la même époque. Entre 1866 et 1911, la population des cantons grands-landais baisse ainsi de 10%. Pour ne prendre qu'un exemple, la seule commune de Saugnac-et-Muret voit s'expatrier 474 habitants entre 1866 et 1881, soit près de 25% de sa population initiale. Pour autant, ce bouleversement radical de la société landaise ne se fait pas sans heurts et sans résistances.
1.2.3 Résistances
En effet, la privatisation des communaux et leur transformation en plantations de pins se heurtent à l'hostilité des pasteurs, qui refusent de voir disparaître les espaces de pacages essentiels à l'équilibre de leurs exploitations. Cette hostilité se manifeste par le déclenchement de nombreux incendies. Ainsi, pour les trois années 1869, 1870 et 1871, plus de 36000 hectares de forêt sont détruits par le feu. La protection de la forêt contre le feu reste certes précaire à cette époque, et l'on ne peut donc attribuer l'ensemble de ces destructions à des incendies criminels déclenchés par des métayers ou des petits propriétaires exploitants hostiles. Pour autant, ces derniers représentent sans nul doute une part majoritaire des cas d'incendies. Cette résistance se développe plus particulièrement à la fin des années 1860 et au début des années 1870, alors que le marché de la gemme est entré dans une grave crise qui tranche avec la prospérité des années précédentes. Les domaines les plus touchés sont de plus ceux des grands propriétaires absents de la région, comme les frères Péreire. Dans certaines zones, cette révolte pastorale a quelques résultats et fait reculer pour un temps la forêt. Mais de façon générale, il semble plutôt qu'elle ne fait au mieux que reculer de quelques années l'avènement du nouveau système sylvicole.
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